À l’âge de 38 ans, Chloé est maman de deux jeunes enfants et vient de démissionner d’un poste d’éducatrice de l’enfance, où les rapports avec ses collègues devenaient une source de stress et d’insatisfaction. Le lendemain de son dernier jour de travail, elle participe aux 20KM de Lausanne. À son retour chez elle après la course, elle commence à souffrir de violents maux de tête. Elle ne distingue plus sa main quand elle essaie d’enlever ses lentilles. Sur le moment, la coureuse ne réalise pas ce qui lui arrive et pense faire un malaise suite à son effort physique. Pas douillette, ni inquiète, et persuadée que la douleur va passer, elle attend deux jours avant d’appeler sa médecin généraliste. Celle-ci lui prescrit une IRM (Imagerie par Résonance Magnétique) en urgence. Elle est ensuite prise en charge par les urgences du CHUV. Son mari la rejoint et se voit annoncer par le personnel médical : « Votre femme a fait une attaque cérébrale. » Il s’évanouit suite au choc de cette annonce. À cet instant, Chloé comprend la gravité de sa situation. Elle a été victime d’un accident vasculaire cérébral (AVC) causé par une dissection de la carotide.
Après le traumatisme engendré par la survenue de cet AVC, Chloé apprend de sa neuropsychologue qu’elle ne pourra plus exercer son métier : « Sur le moment, cela a été très violent. Mais avec du recul, j’ai réalisé que je n’avais plus la concentration et la résistance nécessaires », explique-t-elle. Huit ans plus tard et suite à une deuxième dissection de la carotide (sans AVC), on lui diagnostiquera une maladie vasculaire rare des tissus conjonctifs.
Aujourd’hui, elle touche une rente AI (Assurance Invalidité), est praticienne-formatrice pour les futurs éducateurs et travaille à 20% en tant qu’éducatrice sociale dans un lieu d’accueil parents-enfants. Un métier qui la passionne, elle qui, dans son ancien emploi d’éducatrice de l’enfance, rêvait de davantage de liens avec les parents. « Tout ce qui doit arriver dans la vie va arriver, et derrière chaque coup dur, il y a des choses merveilleuses à venir », constate-t-elle avec philosophie.
Plus de barrières
Chloé a très peu de séquelles physiques suite à son AVC. Ses yeux ont besoin d’un long moment d’adaptation quand elle passe d’un endroit lumineux à un endroit sombre. Il lui arrive également de ressentir une faiblesse au niveau des membres qui lui fait lâcher les objets qu’elle tient en main ou trébucher, par exemple. En revanche, la liste des séquelles invisibles est bien plus longue : fatigabilité chronique, désorganisation, problèmes d’attention et de langage. « J’ai parfois de la peine avec les mots. Je suis capable de dire “serpent”, à la place de “ceinture”, juste car cela commence par le même son et que ça a plus ou moins la même forme », rit-elle. Elle constate perdre plus facilement patience et avoir moins de filtres sociaux.
Après son AVC, Chloé décide de ne plus se mettre de barrières dans la vie. À 45 ans, elle commence, sous le nom d’artiste Sydonie Grey, le burlesque, une activité qui l’avait toujours tentée. Elle explique : « Mon AVC m’a fait réaliser l’importance de la vie, mais aussi sa fragilité. Tous les interdits que j’avais, je les ai envoyés valser. » Elle s’épanouit dans cette nouvelle activité, même si elle a des difficultés à se souvenir des chorégraphies complexes et à les exécuter : « Ce n’est déjà pas évident pour les personnes sans lésion cérébrale, alors imaginez pour moi ! » Croyante, elle est reconnaissante envers Dieu d’être toujours en vie et a ressenti le besoin de faire sa confirmation à plus de 40 ans. Depuis, elle est devenue catéchiste et partage sa foi avec d’autres personnes.
Un sentiment d’illégitimité
À son retour chez elle, elle doit affronter l’incompréhension de ses proches face à ses séquelles invisibles. Il lui est par exemple très difficile de s’occuper de ses enfants. De plus, ceux-ci grandissent et testent sans cesse ses limites, ce qui la fait souvent se questionner sur son rôle de mère et sur sa crédibilité.
Le quotidien familial est aussi compliqué : Chloé ne peut plus travailler, mais ne reçoit aucune aide. Leurs économies diminuent et le couple est obligé de demander un crédit. Mais la situation redevient vivable deux ans après son AVC lorsque la mère apprend de sa médecin généraliste qu’elle a droit à une rente de l’Assurance Invalidité (AI) : « Personne ne m’avait parlé de l’AI. J’étais persuadée que je n’y avais pas droit, car j’imaginais que l’on devait être en chaise roulante pour la toucher. Je ne me sentais pas légitime. » Cette situation découle d’un manque de communication et de coordination entre les différents corps professionnels (santé et travail). Le corps médical pensait que l’employeur de Chloé se chargeait de déposer une demande AI sans savoir que la jeune femme avait démissionné juste avant son AVC. C’est finalement Chloé qui sera pénalisée en raison du dépôt tardif de sa demande AI.
Dans son entourage, les gens oublient que Chloé a fait un AVC. « J’ai l’impression que mes proches minimisent mes séquelles ou me jugent paresseuse », confie-telle. « La réaction la plus difficile à vivre est certainement celle de mon papa, qui, peu de temps après mon AVC, a fait le choix de me rayer de son existence. » La mère de famille a conscience que, parfois, elle « met un masque » et fait comme si tout allait bien. Elle consacre toute son énergie à ses matinées de travail. Elle récupère par des siestes de trois heures les après-midi. Elle explique : « Il me reste une part de honte à faire les choses plus lentement. Par exemple, tout ce qui touche à l’informatique est très difficile pour moi et je dois mettre en place des stratégies. »
L’importance du soutien
Chloé a eu connaissance de l’existence de l’association régionale FRAGILE Vaud lors d’une formation continue au sein de son travail. Apprenant que l’une des participantes a été victime d’un traumatisme cranio-cérébral, Chloé échange avec elle sur son vécu. Elle entend parler des groupes de parole pour les personnes concernées, mais ne se sent pas « légitime », n’ayant pas de séquelles visibles. « Maintenant, je réalise que j’avais tort. Lors des rencontres, il y a des personnes plus touchées que d’autres, mais il n’y a pas de hiérarchisation des séquelles et de la souffrance. Tout le monde est le bienvenu », explique-t-elle. Ces groupes de parole sont d’un énorme soutien et lui permettent de rencontrer d’autres personnes vivant avec une lésion cérébrale. Son mari participe aussi ponctuellement aux groupes de parole pour les proches.
Avec le recul, Chloé réalise que son AVC lui a appris à mettre des priorités dans sa vie et à « lâcher prise ». Quand elle ne travaille pas, elle consacre son temps à ses activités de loisir et à aider son prochain, ce qu’elle n’aurait probablement pas pu faire avant sa lésion cérébrale. Résiliente, elle affirme : « Je suis reconnaissante à la vie d’avoir mis cette étape sur mon chemin. À l’aube de ma cinquantième année, je suis en paix avec la personne que je suis devenue. »
Texte : Megan Baiutti